C’était avant.
Avant que je ne pose mes valises dans ce superbe département du Cantal.
Avant que je ne trouve un véritable travail
Avant que je ne fonde une famille
Dans ce cadre idyllique dont les natifs ne sont, peut-être, pas tous conscients.
C’était ailleurs.
Ailleurs, à deux pas des campus de Bordeaux
Ailleurs, là, sur le bassin "d’Arpagon"
Ailleurs, « un ghetto pour riches », disait ma mère.
Dans un cadre pourtant sympathique que les actifs sans héritage doivent parfois quitter.
C’était là.
Dans ma grande surface préférée.
Celle dans laquelle je me frottais, enfant, contre les rayons de guirlandes aux couleurs vives et brillantes, laissant sur mes pulls une légion de poils colorés avant que l’on ne m’enguirlande.
Celle qui m’avait vu expérimenter timidement des fausses pièces en plastique dans les distributeurs de bêtises.
Celle dont les rayons gigantesques exhibaient à l’approche de noël foule de jouets modernes et étincelants, que l’on pouvait voir mais pas toujours acheter. Voitures radiocommandées, consoles de jeux incroyables, peluches géantes couleur pastel. "Rêver c’est déjà ça, c’est déjà ça", chantait Souchon.
Je traînais mes pieds, un brin nostalgique, dans ce lieu.
Ce lieu qui m’avait vu dépenser ma première semeuse, pièce de 5 francs, vraie, cette fois ci, contre une petite voiture américaine colorée et aux formes exubérantes.
Ce lieu dont le vigile, mal vu de sa direction car un peu bavard, parvenait à connaître presque tous les clients par leur prénom et faisait le pitre pour amuser les enfants.
Ce lieu de vie dont je savais, en ce jour, qu’il allait définitivement fermer.
Ici, ici… c’est… la même chose ! Chez nous aussi, les grandes surfaces peuvent fermer…
En ce jour requiem, restait là bas, comme ici, l’unique caissière fidèle au poste. Une solide, dure à la tâche, humble et présente jusqu’au dernier souffle de la structure condamnée.
Etudiant en situation semi-précaire, je dépendais à l’époque d’une petite bourse d’études, juste suffisante à me nourrir et me loger (mal), mais rien de plus. Cette bourse signifiait quelque chose pour moi : la nation solidaire de celui qui s’accroche, qui trime et pas cette notion puante et discriminante qu’est "l’assistanat". Cette bourse m’a appris à (bien) écrire.

Mal rasé et tout aussi bien coiffé comme il se doit, les pompes usées jusqu’à la corde, je découvrais un album CD(1). Dieu que ces objets étaient chers à l’époque ! Cent francs. Il s’agissait d’un album pop-rock d’inspiration blues ou soul, avec une chanteuse noire américaine à la voix incroyable.
C’était décidé : j’allais saisir l’occasion de cette fermeture pour réaliser un achat à prix cassé : tout devait disparaître avant la fermeture… Moitié prix : c’était une aubaine ! J’allais enfin, pour une fois, pouvoir m’offrir un bien culturel.
Je passais en caisse et le malheur vint : de mes poches, je sortais mon abonnement mensuel de train mais je constatais, amer, que j’avais laissé mon portefeuille sur Bordeaux... Instant de gêne. A cet âge là, j’avais honte. La caissière me regarda des pieds à la tête. Elle constata mon fort embarras et peut-être ma peine. Puis, l’air de rien, elle passa le CD, me fit un clin d’œil et me dit, souriante : « dites rien, de toute façon, tout va partir ».
Saura-t-elle un jour à quel point ce petit acte de résistance, que d’aucun considéreraient comme une faute professionnelle, m’a réchauffé le cœur, à la manière d’un feu de joie ?
Toi la caissière, quand tu mourras…
Ma vie est ainsi faite que je rapproche depuis lors la lutte des chanteurs/chanteuses noires américaines, les étudiants sans le sous, les territoires cantaliens en quête de maintien démographique et la condition de ces mères courage qui nous servent en caisse, le temps qu’une machine bien automatique et rentable ne cherche à les remplacer.
Oh, Auvergne proche de tes sous
Oh, Auvergne au grand cœur
Sors de tes murs, clame et rappelle hors de tes frontières qu’il existe entre ces deux rives une voie qui ne sacrifie ni la tirelire de la maisonnée, ni l’être humain sur le pallier. Que la route des crêtes est plus ardue mais plus belle aussi. Qu’une rationalité pure, qui serait inhumaine, sache trébucher parfois contre un acte discutable, mais de franche humanité.
C’était mon histoire vraie, merci de l’avoir lue.
Snowboy
(1) PP Arnold, « Electric Dreams » dans l’album du même nom.